



Un blog pour mieux connaître la bande dessinée chinoise traditionnelle, ou lianhuanhua.






L'oeuvre, d'abord un opéra révolutionnaire, est adaptée en bande dessinée par les plus importants éditeurs de lianhuanhua. Les différentes versions, qui reprennent intégralement la chorégraphie originale, se multiplient tout en respectant scrupuleusement l'orthodoxie idéologique et esthétique liée à l'oeuvre.
Norman Bethune était un médecin canadien, compagnon de la Longue Marche (d'ailleurs décédé durant celle-ci), érigé en martyr de la cause. Plusieurs bandes dessinées, d'abord parues dans les années cinquante, puis à partir de 1966, lui sont consacrées. D'autres martyrs révolutionnaires deviennent les sujets exclusifs des lianhuanhuas de cette époque: Liu Hulan (jeune révolutionnaire exécutée par le Guomindang), Lei Feng (soldat et communiste modèle, encore encensé par la propagande de nos jours) , Shen Xiyou (soldat modèle également, voir post précédent). Un sous-genre se développe même: celui de l'enfant-martyr, dévoué corps et âme à la cause et au Grand Timonier, qui meurt pour le Peuple et la Révolution, le prototype étant Liu Wenxue, dont la vie (et surtout la mort), encore louées pour leur exemplarité dans certaines écoles de Chine Populaire, constituent le modèle archétypal de ces vies de martyrs enfantins de la cause. "Nous sommes les Gardes Rouges du Président Mao" dit le bandeau du deuxième livre présenté dans le post "Couvertures de la Révolution Culturelle". Le lianhuanhua, durant la Révolution Culturelle, devient un moyen d'embrigadement idéologique et un outil au service du culte de la personnalité maoïste.
Le lianhuanhua après 1966 subit lui aussi sa révolution. Rappelons les faits: en 1966, Mao tente de reprendre la main après avoir été écarté du pouvoir, et lance la Grande Révolution Culturelle (文革), qui voit l'élite intellectuelle du pays prise à partie, envoyée en camp de rééducation et parfois éliminée. L'héritage confucianiste est vilipendé, ainsi que tout ce qui est lié à la civilisation occidentale (hormis ce qui a obtenu un certificat de bonne conformité marxiste). Le pays est assez vite plongé dans le chaos, et l'aventure se termine avec la mort de Mao en 1976, suivie de la chute de sa femme et du procès de la Bande des Quatre qui dirigeait alors le pays.





Connu pour l'adaptation d'un récit fantastique des Contes du pavillon des loisirs (聊斋) de Pu Songling, Cheng Shifa excelle aussi dans le domaine du conte folklorique et la peinture des minorités du sud-ouest de la Chine.Ebing et Sangluo (亚碧与山罗) est l'une de ces oeuvres, qui plonge dans le Yunnan de l’ethnie Dai.Pour présenter cet ouvrage je préfère céder ma plume à celle bien plus poétique et évocatrice de Jean-Pierre Diény, auteur d'un ouvrage sur le livre pour enfants en Chine, Le Monde est à vous (Collection témoins, Gallimard): "Comme autrefois les amants séparés Liang Shanpo et Zhu yingtai, Ebing et Sangluo périrent plutôt que de renoncer à un amour que leur interdisait la société féodale. Idéalement beaux et destinés l'un à l'autre par la rumeur publique, ils s'aimaient avant même de se connaître. Mais leurs mères, qui avaient en vue d'autres mariages, usèrent de force et de violence pour les séparer. Après la mort d'Ebing et le suicide de Sangluo, une liane unit leurs deux tombes, puis un jour, ayant pris feu, projeta deux étoiles au ciel, de part et d'autre de la Voie Lactée. La beauté du lavis est digne dans ce chef-d'oeuvre de la séduction du récit, qui passe de l'humour au pathétique et à l'horreur d'un ton direct et sans emphase.(...) La persécution qu'ils subissent apparaît comme un effet de l'obscure fatalité qui les voue à l'amour et à la mort. Le charme du récit tient d'ailleurs au mystère de ce destin, que rappellent à chaque page des pressentiments, des coïncidences ou des prodiges."
Wang Shuhui s'est éteinte en 1985, laissant derrière elle une oeuvre singulière, d'abord par son esthétique, son style immédiatement reconnaissable, au trait assuré et plein, à la ligne ferme et harmonieuse, aux compositions alternant vides et pleins selon les règles de la peinture chinoise traditionnelle également appelée Guohua (国画). C'est d'ailleurs là que Wang Shuhui puise son inspiration, sans les complexes qu'ont pu connaître les auteurs de bandes dessinées occidentaux vis-à-vis de leur propre tradition artistique. Le lianhuanhua est un genre qui a joui très vite d'une certaine légitimité en Chine, recevant dès les années 30 la caution d'écrivains reconnus tels que Mao Dun et même Luxun (auteur de plusieurs articles prenant la défense du genre, et le comparant à l'art du vitrail dans les cathédrales gothiques). Dès 1950, un an après la fondation de la République Populaire de Chine, le pouvoir réunit les meilleurs artistes et leur enjoint de se lancer dans la production de lianhuanhuas à destination du peuple afin d'éduquer les masses. Quelques-uns sont autodidactes, comme He Youzhi, d'autres ont fait leur apprentissage dans les ateliers d'avant-guerre (c'est le cas de Qian Xiaodai), certains enfin ont été formés dans des écoles de beaux-arts. Wang Shuhui, elle-même diplômée de l'Institut des Beaux-Arts de Pékin, est alors une artiste expérimentée, qui exerce depuis vingt ans déjà en tant que peintre de Guohua et professeur d'arts plastiques. Malgré une production prolifique (un millier de rouleaux), elle ne retient aucune oeuvre de ces vingt années, dont les conditions matérielles difficiles lui ont imposé un travail essentiellement alimentaire.
Si les sujets contemporains (hagiographies de travailleurs héroïques, récits sur la vie rurale) ont la faveur du Parti, les auteurs de lianhuanhuas ont cependant la faculté de choisir leur matière et de se forger leur propre style graphique, loin des canons imposés par le réalisme socialiste jdanovien alors en vogue en URSS. Liberté de création (évidemment dans les limites du dogme maoïste) et indépendance matérielle (les artistes sont des salariés) expliquent l'essor qualitatif du lianhuanhua à cette époque. Pour Wang Shuhui, c'est la possibilité de produire selon son goût, de perfectionner et d'approfondir son art tout en renouant avec l'héritage du Guohua qu'elle entend faire renaître et dépasser dans le cadre de cette nouvelle bande dessinée chinoise.
Artiste exigeante et perfectionniste, elle met plusieurs années pour achever cette seconde mouture du Pavillon de l’ouest, qui paraît en 1957 dans la collection des Histoires de l'opéra de Pékin (京剧故事) des Editions d’art du peuple. Inspiré d'un opéra célèbre de la dynastie Yuan, l'ouvrage raconte les amours malheureuses de Cui Yinyin et Zhang Junrui. L'oeuvre est couronnée dans les années soixante lors du premier festival de lianhuanhua de l'histoire de la jeune république. Sa réussite est telle que sa renommée dépasse le cadre de la bande dessinée, et les meilleurs maîtres contemporains du guohua se mettent alors à considérer l’auteur comme l'un des leurs. Il est d'ailleurs courant de l'appeler Monsieur (qu'il faut entendre comme Maître: 先生) Wang Shuhui dans les articles qui lui sont consacrés.
La dernière oeuvre de l'artiste avant la Révolution Culturelle est un livre en couleur, adapté d'un opéra classique du Hunan. Les Cartes de la vie et de la mort (生死牌), récit d'une erreur judiciaire réparée par les bons soins d'un fonctionnaire intègre, paraît en 1962, et rompt délibérément avec tout réalisme. Les décors sont à peine esquissés, et se résument parfois à un fond noir, les personnages sont ceux de l'opéra chinois dont ils portent les costumes et les masques. Les codes et la trame dramaturgique de l'oeuvre appartiennent à ce même univers. Chaque image est un tableau et le tout se situe à la frontière entre lianhuanhua et illustration. Expérience esthétique originale, et qui s'écarte des codes de la bande dessinée ainsi que des oeuvres précédentes de l'artiste, cet ouvrage constitue une tentative intéressante de renouveler un genre par un autre. C'est aussi pour Wang Shuhui une manière de renouer avec un art qui la fascine depuis l'enfance, au point qu'elle ait envisagée dans son adolescence d'en faire son métier.
Après la longue parenthèse traumatisante de la Révolution Culturelle, il faut encore attendre quelques années pour lire les rééditions de ses oeuvres. Parallèlement à celles-ci paraissent en 1978 Les Veuves du clan Jiang (杨门女将), un de ses livres les plus achevés, qui retrace l'histoire des femmes d'un clan dont les hommes sont tous de brillants militaires. Ces guerrières, à la mort de leurs maris, réussissent à remplacer ceux-ci au combat et remportent de fulgurantes victoires. Inaugurant une nouvelle manière de l'artiste, l'oeuvre, toujours dessinée à l'encre de Chine, est dominée par un trait épuré, une alternance de pleins et de vides ainsi qu'un mouvement plus vif dans la narration. Après cette réussite Wang Shuhui se lance dans un sujet qui lui tenait à coeur depuis longtemps : un recueil autour des personnages du Rêve dans le pavillon rouge (红楼梦), roman qui figure parmi les plus grands classiques de la littérature chinoise. Dès 1957 elle en avait dessiné quelques pages mais l'oeuvre avait été perdue par la faute d'une employée de maison d'édition maladroite. Décor d'une riche demeure de la Chine impériale, personnages féminins à la complexion délicate, récit d'un amour contrarié sur fond de chronique sociale (la vie d'une riche famille dans la Chine du 18ème siècle), tous les thèmes fétiches de l'artiste sont réunis. Malheureusement, Wang Shuhui disparaît avant d'avoir achevé ce projet, dont il ne subsiste que quelques feuillets.