mercredi 23 septembre 2009

Le Roi-Singe (deuxième partie)

Revenons donc à l'espiègle Sun Wukong et à sa pittoresque compagnie: le moine Tang Seng, Zhu Bajie (prononcer Djou Ba Tié), porc glouton et graveleux sans oublier Sha Seng le moine Sable. Leurs pérégrinations ont inspiré de nombreux auteurs de bande dessinée chinoise. Dès les années 20 un lianhuantuhua (récit en images) met en scène les aventures du Roi-Singe. Les dessins ont les qualités et les défauts du lianhuanhua de cette période: spontanéité et fraîcheur du trait, narration parfois décousue et inspirée des codes de l'opéra, surabondance des symboles à l'attention du lecteur comme si la représentation graphique était insuffisante.



L’un des artistes qui a le mieux su tirer parti de cette oeuvre est Liu Jiyou (刘继友), selon beaucoup le père du lianhuanhua moderne. A travers trois récits tout aussi inventifs que variés il a su renouveler le thème du Roi-singe en explorant un aspect souvent occulté du personnage: la cruauté animale du héros, son absence de mesure et sa violence effrénée. Dans ces livres Wukong a l'aura d'une créature éprise de liberté et de justice, rebelle à la tyrannique hiérarchie céleste.


C'est dans Le Roi-singe sème le trouble au palais céleste (大闹天宫, cf première partie) qu'il va le plus loin dans cette voie. Le Roi-singe y a l'aspect d'une figure prométhéenne, aux prises avec des puissances célestes qui ont tout en réalité de légions infernales. C'est une vision hallucinée et cauchemardesque de ces affrontements que l'artiste nous donne à voir. La beauté à couper le souffle de cette fresque offre toute sa mesure au pinceau visionnaire et épique de Liu Jiyou.

C'est une figure bien plus mutine qui est mise en scène dans la série que les Editions d'art de Shanghai (上海美术出版社) ont publiée dans les années 50-60. L'oeuvre est destinée à un public enfantin. Le personnage de Zhu Bajie est d'ailleurs mis en avant. Sa bouille de goinfre, sa paresse et son caractère épais ont tout pour faire sourire ce public. Le versant imaginaire de l'oeuvre est exploité à plein, avec des figures de démons torturées à souhait et des goules aussi hideuses que possible.














Une série plus complète est celle des Editions d'art du Hebei (河北美术出版社). Commencée dans les années 50 elle donne lieu dans les années 80 à une adaptation intégrale de l'oeuvre. Certains épisodes sont signés de grands artistes, notamment Les Trois vols de l'éventail magique (三盗笆蕉扇) et Sun Wukong ravage la rivière Tongtian (大脑通天河) avec ses cohortes de démons et son ambiance de sabbat.



















Autre série non dépourvue de qualités, Le Voyage en Occident des Editions d'art du Hunan (湖南美术出版社) pèche cependant par la piètre qualité de son tirage. La beauté du graphisme de nombreux épisodes se devine plutôt qu'elle ne s'admire. Dommage, car certains livrets sont vraiment superbes.












Revenons en arrière pour évoquer deux oeuvres singulières: Le Voyage en Occident en bande dessinée (西曼游记) de Zhang Guangning et Le Roi-singe et la sorcière au squelette (孙悟空三打白骨精) de Zhao Hongben (赵洪本) et Qian Xiaodai (千笑代).

Le Voyage en Occident en bande dessinée date de 1945, c'est une oeuvre de dénonciation marquée par les tourments de la guerre mondiale. Wukong est le spectateur éberlué des atrocités qui viennent de se commettre. Les démons sont ceux, bien humains, qui les ont présidées. On y reconnaît Hitler, Hiro-Hito et Mussolini. Les teintes criardes et le trait grotesque contribuent à plonger ce pamphlet anti-guerre dans une ambiance onirique.














































Autre oeuvre marquante, Le Roi-singe et la sorcière au squelette (孙悟空三打白骨精) est un sommet esthétique signé par deux vieux routiers, Qian Xiaodai et Zhao Hongben. Cette oeuvre place l'art du lianhuanhua à son apogée et a été couronnée à juste titre lors du premier festival consacré au genre en 1963. Il semble que les deux auteurs se soient partagé le travail (c'est ainsi d'ailleurs que les artistes travaillaient dans les années 30/40), l'un se consacrant aux paysages, l'autre aux personnages. Remanié en 1972 lors de sa réédition (certains paysages ont été redessinés, beaucoup de détails ont été simplifiés) l'ouvrage n'a cependant en rien perdu de sa magie malgré ce que certains perçoivent comme un charcutage.
















Le Roi-Singe (première partie)





















Ce singe, c'est Sun Wukong (孙悟空), le héros du roman du 16ème siècle Le Voyage en occident (西游记) de Wu Cheng'en (吴承恩). Etre tour à tour cruel et malicieux, démiurge intraitable ou parfois impuissant, créature héroïque mais inquiétante, Sun Wu Kong est une figure à la fois complexe et attachante.

En Chine le mythe du Roi-singe est tellement ancré dans l'imaginaire populaire qu'il aurait été étonnant que le lianhuanhua ne s'en empare pas.

De fait, Le Voyage en occident a connu une fortune considérable dans la bande dessinée chinoise, des adaptations parodiques de l'époque Guomindang (certaines insistant particulièrement sur l'aspect rabelaisien de l'oeuvre: voir illustration) jusqu'aux prolongements intergalactiques du Nouveau Voyage en occident des années 80 en passant par des classiques tels que Le Roi-singe bouleverse le Palais Céleste de Liu Jiyou.


Mais avant d'aller plus loin commençons par nous familiariser avec l'intrigue et les personnages de cette vaste épopée: Sun Wukong est un dieu-singe aux pouvoirs sans limites qui se mesure aux plus formidables divinités et leur inflige de sévères défaites. Indestructible, il résiste à tout lors de sa capture et finit par répandre la terreur au sein du Palais Céleste. Mais le Bouddha et la déesse de la Miséricorde s'emparent de lui et le condamnent à une réclusion de 4 siècles enfermé à l'intérieur d'une montagne (c'est d'ailleurs le sens historique de l'oeuvre , qui consacre la prééminence du bouddhisme sur le taoïsme). Il sera finalement délivré par le moine Tang Seng (qui a bel et bien existé) et doit en guise de rédemption accompagner celui-ci à la recherche des livres sacrés pour une longue pérégrination vers l'ouest. En cours de route se joignent à eux un dragon qui se muera en monture pour Tang Seng, un porc, Zhu Bajie (c’est-à-dire le cochon aux huit péchés, également surnommé Zhu Wuneng, le cochon incapable), glouton et grivois, ainsi que Sha Seng ( littéralement "le moine sable").

Tang Seng, accompagné de Sha Seng à droite et de Zhu Bajie à gauche est protégé des démons par un cercle magique tracé par Sun Wukong.


























Le déroulement des épisodes est assez répétitif: Durant leur cheminement vers l'ouest Wukong et Tang Seng croisent la route de nombreux démons avides de goûter la chair du moine, censée leur garantir l'immortalité. Mais Sun Wukong finit par déjouer leurs pièges et rendre leur forme première à ces créatures avant de les anéantir. C'est cette lutte perpétuelle, rythmée par les recours à Guanyin ou à Bouddha, que nous raconte Le Voyage en occident.
Voici en attendant une présentation plus détaillée un avant-goût de ces aventures:
Le Roi-singe va d'abord s'initier aux lois du Dao et apprendre à contrôler ses pouvoirs:


















Extrait d'un album de Liu Jiyou, 筋斗云




Plus tard il s'empare d'un bâton en fer (金箍棒) qui devient son arme principale.
Sun Wukong, armé de son bâton de fer, peut se multiplier en soufflant sur une touffe de poils pour attaquer les démons.

Insatisfait du rang indigne qui lui est réservé au Palais céleste, il se révolte. Les dieux se coalisent contre lui: on a affaire ici à une divinité terrible et belliqueuse.


























Image tirée du Roi-singe bouleverse le ciel, encore un chef-d'oeuvre de Liu Jiyou.



Grâce au moine Tang Seng, Sun Wukong (qui devient son disciple) peut se racheter en effectuant un pélerinage vers l'ouest.
Hélas démons et goules pullulent. Ici, la sorcière au squelette se métamorphose trois fois pour tromper Tang Seng, malgré les avertissements de son disciple.

























Sun Wukong et la sorcière au squelette, oeuvre de Qian Xiaodai et Zhao Hongben

Au bord de l'eau ( 水浒传)

Au Bord de l’eau (水浒传) est l’un des quatre romans classiques de la littérature chinoise et demeure à ce jour l’une des œuvres les plus appréciées du public chinois. Cette vaste fresque conte les aventures de soldats renégats, d’aventuriers et de hors-la-loi épris de justice, dont la coalition finit par menacer le gouvernement local, corrompu et malfaisant. C’est une sorte d’épopée de la rébellion, aux accents contestataires, qui a été hissée au rang d’œuvre emblématique au moment de la Révolution Culturelle, pour des raisons idéologiques qu'il serait un peu long d'expliquer. On peut en lire (à un prix tout à fait modéré) une traduction de qualité dans l’édition Folio, qui reprend celle de La Pléiade.
Cette oeuvre a très tôt intéressé les auteurs de bandes dessinées. Des adaptations complètes sont parues, dès les années vingt, et des auteurs contemporains se sont également risqué à cet exercice. D'autres ont préféré se limiter à des épisodes fameux centrés sur un personnage important: le preux Lin Chong, ou le redoutable Wu Song.
Voici quelques images tirées des oeuvres les plus célèbres ou (très subjectivement) les plus belles, parues entre 1950 et 2006.





















Cette case est tirée d'une série de six livrets parus au tout début des années cinquante et réédités il y a peu. A cette époque le lianhuanhua partage encore avec la bande dessinée occidentale beaucoup de caractéristiques communes: les phylactères, un récitatif peu prolixe, un rythme de narration soutenu et un graphisme qu'on pourrait qualifier de ligne claire à la chinoise.
Une adaptation intégrale en vingt-six volumes est publiée vers la fin des années cinquante aux Editions d'art du peuple (人民美术出版社). Les couvertures en sont souvent remarquables.

























Chaque épisode était confié à un auteur reconnu. Ren Shuaiying (任率英), considéré à l'époque comme un maître, a dessiné le deuxième volet, qui narre les aventures du moine Lu Zhishen. Les vignettes qui suivent racontent son séjour au mont Wutai, où ce moine ivrogne, goinfre et mal dégrossi sème le scandale et finit par se faire renvoyer du monastère où il était accueilli.





















Liu Jiyou choisit la couleur et l'art du pinceau traditionnel pour adapter,au tout début des années soixante, en quelques vignettes qui tirent l'oeuvre du côté de l'illustration, l'épisode intitulé Wu Song tue un tigre.

















De nombreuses versions d'Au Bord de l'eau ont paru après 1970, au milieu de la Révolution culturelle, mettant en valeur certains personnages et en stigmatisant d'autres (identifiés à des dirigeants existant) cependant que les oeuvres antérieures à 1966 étaient vouées au pilon:
"En ville, ce genre de livre était considéré comme faisant partie des « quatre vieilleries » et avait disparu depuis longtemps. Cet ouvrage,[un épisode de Au Bord de l'eau en bande dessinée] éclairé par une faible lampe à pétrole, resurgissait devant moi d'une manière complètement inattendue et m'apparut comme une lointaine réminiscence. Je ressentis soudain combien ces années de révolution avaient été épuisantes, au point que cette vieille histoire de meurtre ressemblait à une très douce et reposante berceuse."
Extrait de A. Cheng, Le Roi des échecs, P. 133-134.
A la fin des années soixante-dix, les Editions d'art du peuple (人民美术出版社) décident de publier une nouvelle adaptation complète du roman, à la suite de celle déjà parue vingt ans plus tôt. De grands noms collaborent à l'entreprise, parmi lesquels Wang Hongli (王宏力), chez qui l'épique disparaît au profit du pittoresque et parfois même du comique.
















Dai Dunbang (戴敦邦), qui a dessiné certaines des couvertures de la série, en a aussi conçu quelques épisodes. Il reviendra à plusieurs reprises sur cette oeuvre qui semble le hanter, que ce soit sous la forme d'autres bandes dessinées, de peinture ou d'illustration.


Le lianhuanhua: un marché florissant


La collection de lianhuanhuas en Chine est une activité aussi exigeante que la bibliophilie en Occident, et les difficultés qu’elle suscite sont largement dues à la raréfaction des stocks d’œuvres disponibles et à l’intérêt grandissant des Chinois d’outremer pour ces œuvres.
La bande dessinée chinoise a certes connu des tirages énormes, mais qui sont à ramener à la taille de la population.
De nombreuses familles possèdent chez elles une collection plus ou moins importante de lianhuahuas, datant généralement des années 80: les adaptations des classiques tels que Les Trois royaumes, Au Bord de l'eau sans oublier Le Voyage en occident dont j'ai parlé précédemment. On trouve aussi beaucoup de récits d'aventures (autour de maîtres de wushu, de chevaliers errants, de détectives privés), ainsi que des romans photos (évidemment dans des éditions pirates) tirés de films occidentaux. C'est ainsi que les Chinois ont pu découvrir les exploits de James Bond, La Guerre des étoiles, etc. Ce type de livre existait déjà pour les films chinois (notamment les adaptations d'opéras) mais dans les années 80 il a connu une diffusion énorme et a permis au public d'alors, qui n'y avait pas accès, de découvrir le cinéma occidental, en attendant l'arrivée de la télévision et des DVD pirates.
On trouve aussi dans les ménages chinois nombre de récits policiers, ayant des héros occidentaux, qui s'apparentent davantage aux comics américains. Leur facture assez grossière permettait cependant de satisfaire les besoins en adrénaline de tout un public, généralement masculin. Il n'est pas rare de reconnaître dans les dessins de certains personnages des portraits d'acteurs américains ou européens.
La fin des années 90 a connu une course généralisée à l'enrichissement et cela n'a pas été sans effet sur un marché des antiquités en train de se constituer. Cette période a vu naître une véritable frénésie pour les objets anciens, pièces acquises dans les caves des particuliers, parfois dérobées dans les temples (voire dans les musées !) ou dénichées avec soin dans les campagnes les plus lointaines, que les professionnels se sont mis à écumer méthodiquement. C'est à ce moment donné que le lianhuanhua est devenu un objet de collection, les pièces les plus recherchées étant bien évidemment les plus anciennes (époque Guomindang) mais aussi celles des années 50-60, parce que l'art du lianhuanhua a atteint son apogée durant cette période, également en raison du fait que les tirages étaient alors beaucoup plus modestes (dix mille à quinze mille exemplaires contre plusieurs centaines de milliers dans les années 80), sans oublier enfin les autodafés que ces ouvrages ont pu subir durant la Révolution Culturelle.
Le prix des livres de cette période a grimpé jusqu'à donner le vertige aux acheteurs. Désormais, un ouvrage en bon état coûte de dix à plusieurs centaines d’euros (ce qui représente de très fortes sommes pour un ménage moyen), et s'il s'agit d'une pièce assez rare sa valeur peut atteindre des sommets: dix mille, vingt mille euros se justifient pour l'acquisition de séries comme Le rêve dans le pavillon rouge ou Les récits de l'opéra de Pékin.Autant dire que ce commerce peut s'avérer très profitable pour autant que l'on s'y soit pris à temps, c’est-à-dire que l’on ait commencé à acheter dans les années 90.
Aujourd'hui les marchés aux puces sont légions en Chine. A Pékin le principal est celui de Panjiayuan, ceux de Shanghai ou de Tianjin figurent parmi les plus importants de Chine. Même une ville "moyenne" comme Wuhan en compte quatre.
Dans le principal, celui de Qiaokou, les vendeurs sont généralement des retraités ou des chômeurs dont ce négoce a permis la reconversion.
Les livres sont étalés sur des bâches (on appelle cela baitan : 摆摊, c'est-à-dire vendre sur un tapis) ou exposés dans les magasins logés dans les galeries. Les pièces les précieuses sont stockées à l'abri de la poussière, de la lumière et de l'humidité dans des boîtes hermétiques elles mêmes rangées dans des coffres-forts. Il s'agit aussi de les protéger contre le vol, car ces objets, petits et chers, constituent une proie idéale pour certains. Les murs des magasins sont parfois couverts d'affiches représentant des héros de lianhuanhuas, appelées Nianhua lianhuanhua (年画连环画) car destinées à tapisser les portes d'entrée à l'occasion du Nouvel An. Ces affiches sont généralement superbes. Elles offrent un condensé en couleur d'ouvrages déjà parus en noir et blanc. Le récit est repris sur seize cases (au lieu de quatre-vingts ou cent) et chaque vignette a la perfection d’une oeuvre traditionnelle.
On peut aussi y acquérir toutes sortes de vieux papiers (tout est récupéré et peut trouver sa valeur) ainsi que certains documents "interdits" que les commerçants vous montrent d'un air de comploteur en chuchotant leurs explications. Telle photo de Mao avec Lin Biao, que le vendeur compare malicieusement avec la même remaniée quelques mois plus tard (d'où le même personnage a été effacé) est sortie sous le comptoir, tandis que certaines pièces exhumées de l'Enfer révolutionnaire (le sulfureux classique Jing Ping Mei par exemple) sont elles exhibées fièrement. On vend également assez bien la série de douze épisodes des Trois Royaumes expurgée à la fin des années 80 pour des raisons politiques (je précise qu'elle est aujourd'hui rééditée sans aucune restriction de contenu). Il faut dire que retrouver de telles reliques après huit ans de guerre sino-japonaise, une dizaine d'années de guerre civile, sans compter les destructions occasionnées par les divers soubresauts de l’histoire chinoise du XXe siècle, cela témoigne du désir intense des Chinois de préserver ces traces du passé et fait d'eux des champions de la conservation du patrimoine, dans un pays qui n'en a pas toujours fait grand cas.
Toutes sortes de gens fréquentent ces marchés: cols blancs (eux payent rubis sur l'ongle et ne daignent pas marchander, pour garder la "face"), parents qui désirent inculquer à leurs enfants les valeurs traditionnelles (et donc leur faire lire les quatre classiques dans leur adaptation en lianhuanhua), mais aussi quantité de gens modestes qui viennent dépenser là leurs maigres économies. Parmi eux, des chômeurs (xiagang : 下岗) dont les indemnités sont partiellement dépensées en bandes dessinées et autres vieux papiers.
Chez les clients, on rencontre deux sortes d'acheteurs. Tout d'abord le commun des mortels, qui fait son choix auprès des vendeurs en extérieurs, ceux qui exposent leurs livres sur une bâche négligemment jetée sur le sol. Les livres sont entassés en vrac, il faut donc explorer patiemment les piles qui peuvent (rarement cependant) recéler de vrais trésors. Ce client, pas forcément connaisseur, achète (ou parfois même rachète) les ouvrages de son enfance ou de sa jeunesse, le plus souvent pour un euro pièce, parfois moins.
Espèce plus rare, l'amateur est en général beaucoup plus fortuné. Cadre bancaire, professeur d'université ou homme d'affaire, il achète peu mais dépense des sommes importantes. Ce client-là fréquente les magasins et s'abaisse rarement à fouiller dans les piles de livres à 20 ou 50 centimes d'euros. Ce sont les pièces rares, chères et en bon état, qu’il recherche et collectionne.
L'examen d'un livre peut durer vingt minutes, parfois plus. Car l'état du livre (pinxiang : 品相) est essentiel. Généralement, on attribue une note de 1 à 10 à l'objet, déterminée selon un code précis. Un livre sans couverture ni quatrième de couverture recueille un piteux 5, voire moins (la quatrième de couverture est importante car elle permet de connaître la date de l'ouvrage, l'édition et le tirage). Ces livres là sont dits can shu (残书), c'est-à-dire "livres handicapés". On n'en donne pas grand-chose. A partir de 8 le prix commence à être élevé, et si la note s'élève jusqu'à 9 ou 10 (si le livre est ancien), l’ouvrage devient précieux.
Les amateurs sont donc prêts à mettre le prix, mais il leur faut préalablement examiner très attentivement chaque page du livre pour y démasquer défauts, déchirures et scories diverses. On enfile des gants, ou bien l'on utilise une pincette. Les livres sont ainsi auscultés jusqu'au moment où l'acheteur a pu se faire une idée sur la rareté supposée, l'état et bien sûr la valeur artistique de l'ouvrage. Certaines pièces "mythiques" ne laissent cependant pas place à l'hésitation et l'amateur, heureux d'avoir enfin mis la main sur le lot complet du Dit des Han de l'ouest ou un lianhuanhua jamais réédité de Wang Shuhui se rue sur le trésor enfin à sa portée. Mais gare aux éditions pirates! Celles-ci abondent, surtout depuis le début des années 2000. Les connaisseurs ne se laissent guère berner, mais elles foisonnent malgré tout sur les bâches des vendeurs à la sauvette.
Enfin il existe comme pour toute cette catégorie d'objets des conventions, certaines fixes, d'autres itinérantes. S'y rassemblent des vendeurs et des collectionneurs de tout le pays (dont la superficie équivaut à dix-sept fois celle de la France, ce qui donne une idée des distances parcourues pour s'adonner à sa passion). Des ventes aux enchères s'y tiennent, qui servent ensuite de référence pour fixer les prix sur les titres les plus côtés. Néanmoins aujourd’hui, la modernité a gagné ce petit monde, et l'essentiel des achats se fait désormais sur internet. Les quelques vingt mille collectionneurs de lianhuanhuas actifs en Chine (chiffre fourni par Wikipedia, qui ne prend cependant pas en compte les nombreux acheteurs chinois d'Amérique ou d'Europe) font dorénavant leurs courses sur la toile. "Le flot s'est asséché, on ne trouve plus rien dans les campagnes" commencent à regretter les commerçants. Ainsi le lianhuanhua, objet pour ainsi dire gratuit, imprimé sur du mauvais papier, est-il en train de devenir, en raison de sa raréfaction inéluctable, un objet de collection aussi prisé que les timbres ou les rouleaux de calligraphie.

Wang Honli


Wang Hongli, bien qu’ayant signé quelques-uns des chefs-d’œuvre de la bande dessinée chinoise, est loin de jouir de la même renommée que ses confrères He Youzhi, Dai Dunbang ou encore Wang Shuhui. Pourtant, ce maître du genre, malgré sa maigre bibliographie (si on la rapporte à sa longue période d'activité) mérite mieux que les quelques lignes que l'on trouve à son propos dans les ouvrages spécialisés.
S’il n’appartient pas à la catégorie des artistes maudits, son œuvre se situe cependant à la marge, avec une prédilection pour le fantastique et l’étrange et un trait puissant et expressif.


Originaire du nord-est, Wang Hongli (王弘力) a commencé à publier des bandes dessinées au début des années cinquante pour les Editions du Nord -Est (东北出版社) devenues par la suite l’Illustré du Liaoning (辽宁画报). Après deux récits contemporains et militants il livre un épique Zheng Chenggong (郑成功) qui relate la reconquête de Taiwan par un général de la dynastie Ming. Thème bien sûr très politique (le passé est ici une référence directe à la situation de l'île, toujours problématique à l'heure actuelle pour le pouvoir chinois) et qui offre au lecteur le frisson d'un beau récit historique. Le livre est un succès et confère à Wang Hongli une certaine renommée.
Après deux récits d'espionnage (dominés par l’obsession, présente dans les bandes dessinées des années cinquante, d'une cinquième colonne capitaliste), Wang Hongli fait paraître en 1956 son oeuvre la plus célèbre, les Quinze colliers de sapèques (十五贯) d'après un opéra de la dynastie Ming. Il s’agit d’une sorte de récit policier déguisé en drame, avec une distribution des rôles assez conventionnelle: la victime, assassinée de manière atroce, son assassin, bon à rien pervers et cupide dont les manigances, visant à faire condamner à sa place un malheureux couple, échoueront face à la sagacité et à l'obstination d'un juge intègre. Le coupable est remarquable: torturé à souhait, son physique grotesque et animalisé et sa dégaine de paysan retors en font un personnage inoubliable, jusque dans les dernières scènes où, rongé par le remords et par la peur d'être démasqué, il avoue son crime au juge. Quant à celui-ci, l’auteur, loin d’en faire un héros infaillible, le représente en homme à la fois bienveillant mais conscient de la noirceur de ses congénères. La variété des compositions introduit dans le genre un art de la mise en scène quasi expressionniste, avec des contre-plongées surprenantes, des diagonales inquiétantes, et une grande fluidité dans l’enchaînement des vignettes.




























L'oeuvre suivante, Un Mariage céleste (天仙配), parue la même année, est un récit en couleur, également inspiré d'un opéra, qui conte l'histoire d'un amour impossible entre une fée du Palais céleste et un simple mortel.





























L’attrait de Wang Hongli pour l'étrange, le fantastique et le merveilleux relève d'une véritable idiosyncrasie, nourrie aux meilleures sources de l’imaginaire chinois, telles que Les Contes du Cabinet des loisirs (聊斋) de Pu Songling (蒲松龄) qui fournissent à Wang Hongli matière à trois récits : Le Roi (王者), Rêver de loups, (梦狼) cauchemar sanglant et atroce qui se rattache au genre du conte d'horreur, et Les Taoïstes du mont Lao, (崂山道士).


































Après des débuts prolifiques, sa production s’interrompt en 1962, avec Une Expédition inhabituelle (不平常的探险旅行) toujours aux Editions d’art du Liaoning. Après cette publication s’ensuit un long silence éditorial, coïncidant avec la Révolution culturelle, période douloureuse pour les artistes et les intellectuels. En 1975, avec une participation à la série Le Conte du palais impérial de Luoyang (罗扬宫), l’auteur renoue avec la bande dessinée et la matière antique qui lui est si chère.
Wang Hongli accompagne la renaissance du genre à la fin des années soixante-dix et livre une oeuvre majeure: une biographie de Zhang Qian (张騫), héros médiéval chinois. Celui-ci, prisonnier des Mongols pendant plusieurs années, parvient pendant sa captivité à assimiler leur langue, leurs coutumes et leur connaissance profonde du désert et de ses secrets. Après s'être évadé, il rejoint l'empereur Tang à qui il révèle ses connaissances, lui permettant ainsi de repousser les envahisseurs. L’œuvre tient à la fois de la fresque et du récit d’aventure et son intérêt est dû autant à l’univers mystérieux des royaumes nomades qu’elle explore qu’à l’atmosphère méditative et initiatique qui en émane. Paysages désertiques, visages des nomades creusés par le soleil composent l’essentiel d’un récit enchanteur et dépaysant.



















J'en viens maintenant à deux oeuvres tardives: l'une est tirée du cycle romanesque Au bord de l'eau, l'autre est une extraordinaire adaptation d'un célèbre conte taoïste, Le Rêve du millet jaune.


















Un extrait de Yang Zhi vend son épée (杨志卖刀), épisode du roman Au Bord de l'eau.

Le Rêve du millet jaune (黄梁梦) est une parabole taoïste sur l'inconsistance et la vanité des honneurs et de la gloire. Le héros est un jeune lettré candidat aux examens impériaux qui, après avoir rencontré sur son chemin un taoïste, fait escale dans une auberge. Il s'assoupit et les aventures qui s’ensuivent (le menant successivement du sommet de la puissance à une déchéance humiliante) seront le produit d'un rêve dont le héros ne se réveillera qu'à la fin du récit, pour constater que la vie n'est qu'un songe vain. Ce chef-d'oeuvre est d’abord paru en feuilleton en 1988, mais n’a été édité en album que quinze ans plus tard.

Lianhuanhua



Ce blog a pour but de vous faire découvrir la bande dessinée chinoise, appelée "lianhuanhua" (连环画)

J'ai vécu en Chine pendant plusieurs années. C'est au cours d'une visite à la Cité du livre de Wuhan que j'ai découvert des rééditions de ces petits livres, tenant dans la paume de la main, au format à l'italienne et contenant une case par page.
Emerveillé par la maîtrise graphique, le charme (parfois désuet) et la poésie de ces oeuvres, j'ai commencé à me procurer des rééditions dans un premier temps, puis à acheter les éditions originales, dans les marchés aux puces ou sur certains sites internet.
Le lianhuanhua est un genre particulièrement riche, qui se classe d'abord par période:période Guomindang (民国), des années 20 à 1949, années 50 et 60 (老版书)considérées comme l'âge d'or du genre, Révolution Culturelle (文革),avec un trou entre août 1966, date de fermeture des librairies, et 1970, date de reprise de la production, enfin la période allant de 1979 à 1985, où s'amorce le déclin du genre, sous l'effet de l'évolution des goûts du public, désormais avide de comics et de mangas, d'une production marquant le pas quantitativement et qualitativement, et de la libéralisation du marché de l'art.


Il faut attendre le milieu des années 90 pour assister à un regain d'intérêt pour le genre. Un marché de collection dynamique se constitue, les rééditions commencent à paraître. Les oeuvres les plus prisées sont celles des années 50-60, en raison de leur perfection esthétique, et de leur petit nombre (beaucoup d'entre elles ont été passées au pilon durant la Révolution Culturelle). Viennent ensuite les lianhuanhuas de la période Guomindang, davantage recherchés pour leur rareté que pour leur beauté intrinsèque. Durant cette période, en effet, il faut produire en masse et rapidement, tandis que par comparaison, certains artistes des années 50 ont mis plusieurs années pour publier des oeuvres comptant quelques dizaines de pages. Certains amateurs nostalgiques de la Révolution Culturelle (il y en a!) ont contribué à susciter de la curiosité, voire de l'engouement pour la production de cette époque.
Le lianhuanhua se classe également par genre et sous-genres:_oeuvres traitant de la Chine antique et impériale que l’on qualifie de matière antique (古典题材), le plus souvent des adaptations d'oeuvres littéraires classiques ou d'opéras de Pékin (une prestigieuse série porte d'ailleurs le titre d'Histoires tirées de l'opéra de Pékin)._livres inspirés de grandes pages de la littérature occidentale, appelées matière étrangère (外国题材): La Dame aux Camélias, Le roi Lear, et évidemment un grand nombre d'oeuvres soviétiques (Gorki,Lénine)._Matière dite contemporaine (现代题材): récits de combats (guerre de résistance contre le Japon, guerre de "Libération"- c'est-à-dire la guerre civile- guerres de Corée et du Vietnam), mais aussi hagiographies de héros du Parti (Liu Hulan, Liu Wenxue, Lei Feng), histoires d'enfants héroïques ayant donné leur vie pour le Parti, et également récits ruraux, parmi lesquels la très célèbre saga des Grands changements à la campagne de He Youzhi

Dans les années 80, cette classification s'est élargie, et la matière du lianhuanhua est devenue plus riche encore: biographies de sportifs (dont celle de Pelé), ouvrages didactiques (du type Comment se protéger en cas d'attaque chimique) et récits de science-fiction (genre absent du lianhuanhua auparavant).